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De plus en plus de personnes s’intéressent au chamanisme, et notamment à la tradition Amazonienne, impliquant l’utilisation de plantes visionnaires telles que l’Ayahuasca. En effet, cette médecine a connu un essor incroyable ces dernières années. Le tourisme lié à l’Ayahuasca s’est développé à un rythme qui semble presque devenir incontrôlable, et les centres proposant des retraites poussent comme des champignons en Amérique du Sud. Rien que dans la région d’Iquitos, dans la bassin Amazonien, on recense actuellement environ 70 centres proposant cette activité.

Cette popularité ne semble pas se limiter au seul continent Sud-Américain, puisque cette médecine est désormais accessible un peu partout dans le monde, y compris dans de nombreux pays où son utilisation est toujours considérée comme illégale. C’est presque devenu un phénomène de mode, notamment dans les milieux branchés, où avoir fait sa cérémonie d’Ayahuasca semble désormais être un passage obligé. On voit d’ailleurs de plus en plus de mentions à l’Ayahuasca dans les productions hollywoodiennes et les séries US. En 2016, un article du New Yorker estimait qu’une centaine de cérémonies étaient pratiquées tous les soirs, rien qu’à Manhattan.

Tout cela pour dire que désormais, de plus en plus de gens ont un avis sur la question, quelle que soit la nature de leur expérience, le contexte, ou les personnes avec qui ils ont pu la faire. Or le sujet est complexe, très complexe même. D’abord parce qu’il implique toutes les subtilités d’une médecine que nous ne comprenons finalement pas très bien, et qui recèle de nombreux mystères. Mais également parce qu’il fait ressurgir toutes les thématiques liées à l’Humain, au sens large.

Lorsque l’on consulte les groupes de discussions sur Internet, les réseaux sociaux, ou certains blogs spécialisés, on peut noter qu’une question revient régulièrement dans les conversations : qu’est-ce qu’un « bon » ou un « vrai » chamane ? Après tout, c’est une interrogation légitime. Pour celui ou celle qui veut faire l’expérience de cette médecine, il est normal de chercher un praticien fiable. Surtout que ses effets sont puissants, et l’on peut chercher à se rassurer en voulant limiter les risques. Et pourtant, la réponse est loin d’être simple.

Le chemin de l’apprenti

Peut-être serait-il bon de rappeler ce qu’est un chamane dans la tradition Amazonienne (ou plutôt « curandero », guérisseur en Espagnol). A noter que je vais ici utiliser le genre masculin par praticité, mais il est évident qu’il existe de merveilleuses curanderas qui sont extrêmement appréciées et respectées.

Il s’agit donc généralement d’un homme ou d’une femme issus d’une tribu native du bassin Amazonien. La rencontre du curandero avec la médecine des plantes se fait souvent très tôt, soit parce qu’il est issu d’un lignage de chamanes, soit parce que les plantes « l’ont appelé » d’une façon ou d’une autre. Son apprentissage est long, et très exigeant. La principale méthode d’apprentissage s’appelle « la dieta » (la diète). Elle consiste à passer de longues périodes d’isolement dans la jungle, en respectant un régime alimentaire très strict et en limitant au maximum les interactions avec autrui. Cette retraite ascétique est accompagnée de la prise de nombreuses plantes, soigneusement répertoriées au fil des siècles. La diète, de par son caractère introspectif et méditatif, favorise la connexion avec ces plantes maîtresses. L’apprenti entre alors en communion avec les esprits de ces plantes, qui vont devenir ses alliées et lui enseigner leur médecine – notamment à travers des chants, les icaros, qui seront ensuite chantés durant les cérémonies pour invoquer le pouvoir des plantes et soigner les participants.

Inutile de dire que c’est un chemin qui requiert un engagement total, et qui peut aujourd’hui sembler décourageant pour les nouvelles générations, même dans les tribus indigènes.

La culture chamanique en Amazonie

Dans notre culture occidentale, nous avons une image très romantique du chamane. C’est un sage vivant dans la jungle, en osmose avec la nature, parlant avec les esprits et pouvant nous guider vers une reconnexion à notre nature humaine profonde. C’est en partie vrai, bien sûr. Mais c’est tout de même un peu plus compliqué que cela. Tout d’abord parce que nous avons affaire à des hommes et des femmes, avec leur personnalité, leurs failles et leur blessures – pas à des saints ou des gurus ayant forcément atteint l’illumination. De plus, nous parlons ici d’une culture foncièrement différente. Comme l’explique très bien Jacques Mabit, fondateur du centre Takiwasi, le chamanisme en Amazonie est utilisé à des fins très diverses et très pragmatiques. La vie dans la jungle n’est pas exempte de dangers, loin de là, et cette pratique a toujours servi avant tout à protéger la tribu : pour soigner certes, mais aussi pour prévenir le danger à travers des quêtes de visions, et anticiper l’attaque potentielle de tribus ennemies. Voire même en ayant recours à la sorcellerie, afin de se protéger ou attaquer l’adversaire. Pour certains, le chamanisme est une arme, tant défensive qu’offensive. L’utilisation de la sorcellerie (« brujeria ») est encore largement répandue de nos jours en Amazonie. C’est une approche survivaliste, et finalement assez guerrière. Pas forcément une quête de sens et de développement personnel, telle qu’on l’envisage dans notre monde occidental. Cette tradition, de par sa grande richesse, peut donc couvrir tous ces domaines, et être utilisée de multiples façons.

Certains déclarent de manière péremptoire qu’un vrai chamane doit forcément être un indigène, appartenant à une tribu clairement identifiée (Shipibo, par exemple), descendre d’une puissante lignée de curanderos, avoir une très longue expérience dans le domaine, et pratiquer la tradition à la lettre. Il n’est pas rare de voir une forme de snobisme, voire de condescendance de la part de certains qui, comme par hasard, sont justement les élèves d’un maître correspondant à ces critères. En d’autres termes, « ma voie est la bonne, toutes les autres sont des impostures ». L’intégrisme n’est jamais très loin…

Le choix du coeur

Pourtant ces critères sont assez simplistes, et n’en disent pas beaucoup sur le praticien lui-même. Il est à noter que ce raisonnement est finalement très occidental, et basé sur notre obsession des diplômes et des grandes écoles. Un jour, j’étais dans une cérémonie d’Ayahuasca, durant laquelle j’étais en train d’examiner mon propre syndrome d’imposture en tant qu’apprenti curandero. C’est vrai, après tout : même si j’ai énormément travaillé sur moi-même pour déjouer les pièges de mon ego, même si j’ai fait des diètes, même si j’ai abordé ce chemin avec le plus grand respect et toute l’humilité dont je peux faire preuve, je n’ai pas les références que certains semblent considérer comme indispensables – pas de maître réputé à mettre sur ma carte de visite, pas de lignage prestigieux…

Alors que j’examinais toutes ces considérations, la plante me dit la chose suivante :

« Tu sais, quand les indigènes vivant dans la jungle rencontraient un étranger, ils devaient rapidement déterminer s’il était une source de danger pour eux. Pour cela, ils essayaient de savoir ce que cet étranger avait dans le cœur. Vous, occidentaux, vous avez oublié le cœur. Alors vous lisez des CV. C’est une bien piètre façon d’évaluer un être humain… »

Nous avons tendance à penser que quelqu’un qui aura fait Harvard sera forcément très compétent. Et quelqu’un qui sera allé dans une école publique sera médiocre. C’est déjà un préjugé simpliste, mais appliqué à une pratique qui repose autant sur des qualités humaines, ce raisonnement en devient grotesque. Evidemment, il existe de merveilleux guérisseurs en Amazonie, de véritables maîtres dans leur art, et qui forcent l’admiration. Personne ne remet cela en question. Mais de plus en plus de cas d’abus, notamment sexuels, font également surface aujourd’hui, concernant pourtant des chamanes très réputés qui correspondaient à tous les critères de légitimité et de respectabilité. Comme quoi, rien n’est simple.

En même temps, qui a dit que les chamanes d’Amazonie avaient soigné leur part d’ombre ? D’ailleurs, pourquoi le feraient-ils, eux qui n’ont probablement jamais entendu parler de ce concept ni de la psychologie Jungienne, par exemple ? Nous projetons énormément de fantasmes sur une culture qui n’est finalement pas la notre.

Le guérisseur, c’est vous

Alors oui, bien sûr, il est important qu’un chamane ait de l’expérience, car voyager dans des états modifiés de conscience et guider ceux qui participent aux cérémonies est une tâche très délicate. Mais il ne faut pas oublier que le chamane est quelqu’un qui accompagne : le vrai travail de guérison se fait entre vous et les plantes. Je dirais même entre vous et vous-même, les plantes étant un vecteur puissant d’introspection et de découverte de soi. Il est donc important de pouvoir faire appel à un curandero qui pourra vous soutenir dans cette expérience, durant la cérémonie, mais également après, durant l’intégration des enseignements que vous aurez reçus. Ce chamane aura-t-il la capacité de comprendre votre souffrance, d’avoir de la compassion et de l’empathie pour vous, de résonner avec les défis auxquels vous faites face, et de vous donner des conseils éclairés ? Et si ces points sont si importants, est-il impossible d’envisager que cette tradition – que je respecte profondément – évolue aujourd’hui, pour se mettre au service d’une plus grande diversité culturelle ?

Désormais, il est de plus en plus délicat de généraliser. Comme dit plus haut, il existe de fabuleux chamanes indigènes, mais aussi des escrocs attirés par les dollars des gringos qui déferlent en Amazonie. Et il existe également de très bons curanderos d’origine occidentale, qui n’ont pas forcément les mêmes étiquettes, mais qui offrent une autre forme de thérapie tout à fait remarquable. Et puis il y a aussi les dangers publics, qui s’improvisent chamane après avoir bu trois fois de l’Ayahuasca. Tout existe. Le mot clef ici est « discernement ».

Il serait très arrogant de ma part de décréter qui est bon ou mauvais dans sa pratique. Mais, outre une expérience raisonnable, je pense qu’il est important de rechercher les qualités suivantes chez un praticien, quel qu’il soit, célèbre ou modeste : l’humilité, la responsabilité, la compassion, l’empathie et l’intégrité. Il n’est pas toujours facile de déterminer si quelqu’un possède ces qualités, mais à mes yeux, ce seront des atouts beaucoup plus précieux qu’un prestigieux pédigrée.

Quelques repères simples

Pour terminer, j’aimerais lister certaines choses que j’ai pu observer durant ma pratique et lors de mes rencontres, et qui devraient peut-être éveiller votre méfiance si vous rencontrez un chamane ayant le comportement suivant :

– Il se présente en se vantant immédiatement d’appartenir à un lignage de puissants guérisseurs. D’abord c’est souvent faux, mais personne n’ira vérifier. Ensuite, c’est une façon simple de gagner immédiatement en légitimité, même si le lignage n’a jamais fait le curandero. Quelque part, le chamane se cache alors derrière son héritage, et n’a plus de compte à rendre en tant qu’individu. Un vrai chamane expérimenté n’aura pas besoin de se vendre grâce à cet argument.

– Il prétend avoir des pouvoirs surnaturels. Il se met ainsi en position centrale : c’est lui qui va « faire le job », qui va vous soigner grâce à son pouvoir. Or un chamane est un intermédiaire, il est au service de la médecine. Un bon chamane reconnaît donc que les véritables guérisseurs sont avant tout les esprits et les plantes… et surtout vous-même !

– Il utilise un langage obscurantiste basé sur la peur : vous avez été victime d’un mauvais sort, vous avez des entités accrochées à vous. Evidemment, lui seul connaît les bons icaros et les bons rituels pour vous en débarrasser. Il tente ainsi de créer un rapport de pouvoir et de dépendance.

– Il essaie de vous séduire (surtout pour vous mesdames) : vous êtes spécial(e), il a reçu un message rien que pour vous durant la cérémonie et il vous faut faire un travail individuel ensemble. Il peut même vous dire que son énergie sexuelle est très puissante, et qu’il peut vous guérir avec. Sans commentaire…

– Il vous promet une guérison. C’est encore quelque chose que l’on voit trop souvent, et qui est totalement irresponsable. Si vous rencontrez ce cas, je vous conseille de fuir, ou au moins de prendre du recul.

Le saut de la foi

Enfin, je voudrais conclure avec une réflexion toute personnelle. Il est normal de vouloir se renseigner sur un chamane, et essayer de faire le tri entre les « bons » et les « mauvais ». Mais cette approche binaire est rarement en accord avec la complexité de la vie. Nous sommes tous des miroirs les uns pour les autres, et nous avons toujours quelque chose à apprendre d’autrui. Comme on dit, « quand l’élève est prêt, le maître arrive », même si ce dernier ne revêt pas forcément l’apparence escomptée. Evidemment, aucun abus n’est acceptable ou excusable, et personne ne remet cela en question. Mais cela reste des cas extrêmes, qui sont heureusement minoritaires. La plupart du temps, les thérapeutes sont simplement victimes des mêmes défauts humains qui nous concernent tous. Parfois, rencontrer un praticien qui n’est pas « parfait » nous permet de prendre conscience de nos propres failles, voire de comprendre ce que l’on ne veut pas être. Cela m’est arrivé maintes fois, et la leçon fut au moins aussi précieuse, sinon plus. La peur et le besoin de contrôle ne sont pas forcément de bons conseillers.

Et pour compliquer encore un peu plus le tableau, il faut noter que certaines personnes font l’expérience de guérisons spectaculaires avec des chamanes à la réputation sulfureuse, et d’autres sont déçus par des curanderos impeccables. Il faut ainsi se rappeler que le chamane n’est pas le seul élément déterminant, loin de là. Le plus important, c’est le patient lui-même, et sa capacité à utiliser ces outils pour marcher vers sa propre guérison.

Il faut bien l’admettre : avec ces médecines, il est presque impossible de savoir ce que nous allons vivre. Il est parfois nécessaire de faire le saut de la foi, et simplement de faire confiance à la vie, aux plantes et aux hommes. Peut-être qu’au lieu de vouloir à tout prix éviter une expérience dont on ne connaît pas vraiment la finalité, sera-t-il toujours préférable d’y aller en responsabilité, avec la volonté d’en faire un apprentissage constructif, quel qu’il soit ?

 


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