La mort comme conseillère Posté janvier 14, 2020

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Durant de longues années, Diego Palma a été une figure emblématique de la Vallée Sacrée, dans la région de Cuzco, au Pérou. Il a permis à un nombre incalculable de gens de bénéficier des bienfaits de l’Ayahuasca, une plante utilisée par les chamanes pour soigner des maux aussi bien physiques que spirituels. Avec le temps, son activité s’est développée dans des proportions inattendues, et la petite ville de Pisac est un peu devenue la Mecque de tous ceux voulant faire l’expérience de cette médecine puissante et mystérieuse.

J’ai rencontré Diego lors d’une retraite dans la jungle Amazonienne, en 2009. C’est un honneur pour moi d’entamer ce blog avec un article consacré à celui que je considère comme un ami, un mentor, et même un frère. Diego est mort en Octobre dernier, à l’âge de 52 ans, suite à un cancer de la moelle osseuse. Son décès a été un véritable séisme pour tous ceux qui le connaissaient, et qui appréciaient sa gentillesse, sa sagesse et son élévation spirituelle.

Lorsque je suis allé à Pisac en Septembre 2019, Diego était mourant. Il avait pourtant remporté de nombreuses batailles face à son cancer au cours des dernières années. Mais malgré des rémissions spectaculaires, la maladie avait fini par revenir, toujours plus forte. Lorsqu’il nous a finalement quittés, je crois que pour beaucoup – y compris moi-même – le sentiment prédominant a été l’incompréhension. Comment quelqu’un ayant une vie aussi saine, pouvait-il tomber malade à ce point ? Il avait une approche tellement paisible de la vie, il était entouré de tellement de gens qui l’adoraient, il était végétarien, ne fumait pas, ne buvait pas, il travaillait constamment avec l’Ayahuasca, qui est probablement une des médecines les plus puissantes qui soient… Et malgré tout cela, le cancer a été le plus fort.

Comme beaucoup de gens, cela m’a poussé à m’interroger. C’est vrai : lorsque l’on est thérapeute et chamane, le premier réflexe que l’on a, c’est de chercher les causes d’une maladie ou d’un mal-être. On peut alors tomber dans le piège d’un raisonnement simpliste : si quelque chose ne va pas dans ma vie, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pas forcément comme une punition, mais plutôt comme une conséquence logique d’un comportement déséquilibré, de mauvaises habitudes, d’un traumatisme ou de pensées négatives. Lorsque nous nous retrouvons face à la souffrance, nous avons le réflexe de vouloir la justifier : si on y trouve une raison, une explication, alors elle fait moins mal.

Pourtant, dans le cas de Diego, il était difficile d’y voir une cause qui justifierait une telle souffrance, et une telle dégradation de son état de santé. Il était clair que ce cheminement l’amenait, lui et sa famille, vers une acceptation qui forçait l’admiration. Pour avoir discuté avec son épouse Milagros, peu de temps avant sa mort, je m’en rendais bien compte. Bien que son mari, qu’elle adore, ait été mourant, elle parlait de sa situation avec un large sourire, et exprimait une gratitude sans bornes pour tout ce qu’elle avait. Il était facile de voir que cette gratitude n’était pas feinte, et qu’elle avait vraiment accepté de traverser cette épreuve tout en célébrant les nombreuses bénédictions qui faisaient partie de sa vie. J’étais impressionné par cette posture, qui semble si étrangère à notre culture occidentale.

Lorsque je suis rentré du Pérou, j’ai eu moi-même un problème de santé assez sérieux. Alors que j’étais cloué au fond de mon lit, me demandant comment cela allait évoluer, ce cher Diego nous a quittés. Ça a été un choc. Je me suis alors dit : « Si Diego meurt d’une maladie grave, alors ça peut vraiment arriver à tout le monde. Suis-je le prochain ? » Je réalisai que tout mon parcours spirituel, tout mon travail sur moi-même, était pour moi une quête pour essayer de me mettre à l’abri de la souffrance. Si j’étais un bon élève, si je faisais les choses comme il faut, je serais à l’abri, n’est-ce pas ? Je comprenais qu’en réalité, tous ces comportements « positifs » que j’essayais de mettre en place dans ma vie, étaient nourris par cette peur viscérale de la souffrance, de l’échec et de la mort. Or cette peur était paradoxalement un poison que je continuais à distiller inconsciemment.

Ce processus m’a finalement amené à un degré d’acceptation, à un lâcher-prise, que je n’aurais pas soupçonnés. D’une certaine manière, Diego, qui avait été toujours une source d’inspiration pour moi, nous donnait son ultime enseignement : on ne peut pas tout contrôler, et nous vivons aussi des choses simplement parce que nous devons les vivre. Il n’y a personne à blâmer, ce n’est pas un échec. C’est simplement ce que notre âme a besoin de traverser pour grandir et évoluer. Et il n’y a rien à y redire. On peut bien sûr tenter de guérir, mais il y a aussi des choses qui nous dépassent, et essayer à tout prix de les éviter est aussi vain qu’épuisant. Lorsque l’on accepte qu’il existe des choses que nous devons simplement traverser, la vie devient paradoxalement bien plus légère.

Pour moi, la mort de mon ami a été comme un passage à l’âge adulte. Comme une réalisation que la vie est infiniment plus mystérieuse et complexe que notre pauvre mental peut appréhender. Que parfois il faut accepter de ne pas comprendre, et de simplement avoir confiance dans le fait que nous traversons ces expériences pour une bonne raison, même si elle nous échappe. Et que la véritable guérison peut aussi prendre la forme de l’acceptation. Cela nous permet enfin d’apprécier la vie pour ce qu’elle est, et d’en profiter. Comme disait constamment Carlos Castaneda, « n’oubliez pas que vous allez mourir. Utilisez la mort comme une conseillère. » Loin d’être une considération morbide, cette vérité nous permet de nous reconnecter à une forme d’humilité, de reconnaître tout ce que la vie nous offre, et d’en être reconnaissants. Merci Diego pour cet ultime enseignement, probablement le plus profond et le plus absolu que tu aies pu nous offrir.

Bon voyage, mon ami !

Diego Palma à Pisac en 2011 (photo : Stéphanie Calendini)